12.

Un vendredi, à midi, Nafa Walid trouva Omar Ziri dans son arrière-boutique. Il n’était pas seul. Des hommes étaient là, et les discussions battaient leur plein. Elles cessèrent dès qu’il écarta la tenture. Il faisait sombre à l’intérieur, malgré une lucarne haut perchée dans le mur, Nafa reconnut Hassan l’Afghan, un peu en retrait, roide dans son burnous noir, la tête ceinte d’un foulard. Il paraissait absorbé. Il y avait l’imam Younes, encadré par Abou Mariem et Ibrahim El-Khalil, les deux redoutables miliciens de la mosquée de Kouba. Leurs surnoms étaient une légende. Ils avaient abattu, à eux seuls, trois officiers de l’armée, dont un colonel, quatre policiers, deux journalistes et un savant. Au milieu de la salle, agenouillé devant une table basse, Hamza Youb, le peintre en bâtiment, remplissait de thé des verres disposés en cercle sur un plateau. Ses gestes étaient empreints d’humilité. Il gardait les yeux au sol, comme à chaque fois qu’il était en présence d’un membre influent de la mouvance. En face, assis sur des coussins, trois hommes, que Nafa ne connaissait pas, considéraient le taxieur avec intensité.

– Tu ne nous avais pas dit que tu attendais de la visite, frère Omar, maugréa l’un d’eux, un quinquagénaire au regard vif et perçant.

– Il est des nôtres, le rassura Omar.

– Je n’en doute pas. Les recommandations sont claires.pourtant.

– Je peux m’en aller, si vous voulez, dit Nafa.

– Ce n’est pas nécessaire, intervint l’imam.

Le quinquagénaire n’était pas de cet avis, mais il n’insista pas. C’était un homme large de poitrine, le front proéminent et les sourcils épais. Ses yeux, soulignés au khôl, dégageaient une force et une autorité qui mettaient tout de suite l’interlocuteur mal à l’aise. On sentait sourdre, en lui, quelque chose d’implacable rappelant une lave fermentant au fond d’un volcan.

Les deux autres, à moitié cachés dans la pénombre, portaient une barbe drue qui dégringolait sur leur kamis. Leur crâne rasé et oint présentait un contour bosselé et gris, comme ciselé dans un bloc de granit, ce qui leur conférait une mine taciturne et déplaisante.

– De toutes les façons, on n’a pas le choix, reprit Ibrahim EI-Khalil que l’intrusion de Nafa avait interrompu. Je suis d’accord avec cheikh Nouh.

– Nous faisons ce que nous pouvons, bredouilla Omar ruisselant de sueur. Je vous assure que nous ne nous ménageons pas.

– L’émir Jaafar trouve que ce n’est pas assez, dit le quinquagénaire. Ce n’est pas avec une poignée de volontaires que nous avons des chances de remporter la victoire.

Omar Ziri courut apporter un registre.

– Vous pouvez vérifier : nous avons recruté, à ce jour, cent soixante-trois éléments pour le maquis.

– Cent soixante-trois, pour une ville comme Alger, c’est une honte, rugit le quinquagénaire. À Boufarik, toutes les nuits, une vingtaine de nouvelles recrues est acheminée vers les camps d’entraînement. (Il se tourna vers l’imam Younes.) La vérité, cheikh, tes recruteurs ne sont pas à la hauteur, peut-être même peu motivés.

C’est grave. S’ils attendent que l’on vienne se présenter, comme au bureau, ils se trompent. Il faut aller vers le peuple, le sensibiliser, l’éclairer et, pourquoi pas, le secouer. Beaucoup de jeunes piaffent d’impatience, ne demandent qu’à nous rejoindre. Ils veulent en découdre. Il suffît de les mobiliser. À Blida, une seule rue nous fournit plus d’éléments que Belcourt en entier. Pourquoi ?… Parce qu’à Blida, on va droit au but, on ne tourne pas autour du pot. Voilà pourquoi ça marche, là-bas. On ne se contente pas de peaufiner des inventaires, de dresser des listes et de croire sa mission accomplie. La prière n’est pas toute la foi, mes frères. Le kamis n’est qu’un costume de carnaval si celui qui le porte n’en est pas digne. « Ils se prévalent, devant toi, de leur conversion à l’islam comme d’un service qu’ils t’auraient rendu. Dis : " Ne me rappelez pas votre soumission à Dieu comme une faveur de votre part. Bien au contraire, c’est Dieu qui vous a fait la grâce de vous aider vers la foi si toutefois votre conversion est sincère." » Le Seigneur tout-puissant a dit vrai.

– Je crois qu’il s’agit d’un malentendu, essaya l’imam Younes pour calmer les esprits. Les données ne sont pas les mêmes au maquis que dans les villes. Chaque secteur a sa spécificité. Je pense que nous devons nous féliciter. Nous avons réussi beaucoup de choses en un an. Les villes sont pudiques par rapport aux bourgades. Ici, la discrétion est plus facile, et c’est tant mieux. Mais cela ne veut pas dire que ce que nous entreprenons est négligeable. Nous œuvrons pour préserver nos réseaux, nos combattants, leurs familles. Ce n’est pas comme dans les montagnes où les zones de repli sont incalculables, et les forêts à portée de main. En ville, nous sommes obligés d’opérer dans une rue et de nous rabattre juste à côté. Et puis, des gens nous entourent, et ils ne sont pas tous ravis de notre proximité. Par ailleurs, nous manquons d’armes. L’armement de guerre que nous récupérons à l’issue de nos opérations est systématiquement envoyé au djebel. Le groupe d’Abou Mariem ne dispose que d’une arme de poing pour trois combattants…

– Là n’est pas la question, insista le quinquagénaire. Nous avons l’argent nécessaire pour surmonter le problème des équipements de guerre. Nous avons des bases arrière en Europe et sur nos frontières est et ouest. Ce qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est le recrutement. L’émir Jaafar est catégorique là-dessus. Nous devons enrôler tous les militants du Front. Sans exception. Tout le monde doit prendre les armes. S’il y a des réticents, il faut les exécuter. Simplement. Qui refuse de nous suivre est un traître. Il mérite le même châtiment qu’un taghout.

– Je suis absolument d’accord avec toi, cheikh Nouh, approuva énergiquement Ibrahim El-KhaliL Nul n’a le droit de se rétracter. Nous avons prêté serment. Nous ne tolérerons aucun parjure. Pour le FIS nous militons, et pour le FIS nous mourrons. Et tous nos militants doivent rejoindre le maquis. Sans exception.

– Bon, dit le quinquagénaire en se levant, visiblement irrité par la présence de Nafa, nous partons. Merci de ton hospitalité, cheikh Younes. Nous avons du chemin à parcourir, et très peu de temps devant nous. J’espère te revoir bientôt. Quant à ta requête, je la transmettrai dès que possible à l’émir.

Les deux autres hommes ramassèrent les pans de leur gandoura et se levèrent à leur tour. Le plus jeune glissa subrepticement un fusil à canon scié sous sa ceinture, salua l’imam et sortit en éclaireur.

Omar Ziri referma la porte derrière ses hôtes et revint dans l’arrière-boutique en agitant la main à hauteur de son menton.

– Un dur à cuire, ce cheikh Nouh. Pour une simple visite de courtoisie, ça été pire qu’un procès.

– Nous méritons d’être fusillés, déclara Ibrahim El-Khalil.

– Parle pour toi. On n’a pas fauté, ni triché.

– Moi, je trouve que nous avons trahi nos engagements. À cause de notre laxisme.

Omar Ziri l’ignora et entreprit de remettre de l’ordre dans une armoire. Il rangea ses registres au fond d’un tiroir, entassa des livres pour les camoufler et mit le cadenas. Ibrahim El-Khalil le regardait faire en se retenant de lui sauter dessus.

– « Ça va » fit Abou Mariem, on se calme.

– « Je suis calme » dit Omar dans l’intention d’exaspérer le jeune milicien.

Ibrahim roula des mâchoires. Ses narines palpitèrent  cria :

– J’ai été dans le maquis. J’ai vu comment ça marche, là-bas. À la trique ! Pour une cigarette, on te brûle la cervelle. Résultat : ça pète le feu. Avant l’été, la campagne sera totalement libérée. Parce que là-bas, on n’attend pas les instructions. Les émirs prennent des initiatives. Et ce qui nous manque, ici, ce sont les initiatives. Il faut privilégier le recrutement. C’est impératif. Qu’est-ce qu’ils fabriquent, tous ces désœuvrés qui moisissent au pied des murs à longueur de journées ? Nous avons besoin d’eux pour noyauter les quartiers, reconstituer nos groupes défaits, mettre sur pied de nouvelles fractions, et foutre en l’air cette société pourrie…

Il toisa brusquement Nafa :

– Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

– J’apporte la recette hebdomadaire.

– Je ne te parle pas de ça. Je te demande ce que tu penses de…

– Je ne suis pas un désœuvré, le coupa Nafa décidé à ne pas se laisser impressionner.

– C’est-à-dire ?

– C’est pourtant clair.

Les deux hommes se regardèrent en chiens de faïence, si proches l’un de l’autre que leur souffle s’entremêlait. Le visage de Nafa était serein. Celui du jeune milicien frissonnait de rage.

– Ibrahim, supplia Abou Mariem, laisse tomber. Tu es surmené, ces derniers temps. Tu devrais te ménager.

– Je n’ai pas compris ses insinuations, et je ne vais pas le lâcher avant qu’il s’explique.

Ibrahim El-Khalil était déjà redouté pour son sale caractère, à Kouba. On l’avait enfermé à maintes reprises dans des maisons de redressement. Sans instruction et sans emploi, il s’était laissé, très tôt, adopter par les Frères musulmans et avait été l’un des premiers volontaires, avec Abou Mariem, à s’enrôler dans le contingent de la Daâwa en partance pour l’Afghanistan. À son retour, il avait pensé mettre son expérience guerrière à la disposition de la mouvance intégriste. Mais ni ses attentats ni son enthousiasme n’étaient parvenus à l’élever au rang d’émir. Il ambitionnait de commander une fraction et d’écumer les montagnes, et voilà qu’on le désignait à la fonction auxiliaire de recruteur, comme un vulgaire bras cassé. Depuis, ses sautes d’humeur commençaient à agacer.

– Tu penses que ta recette suffit ? s’emporta-t-il. Pourquoi ne rejoins-tu pas le djebel ? Tu es frais, disponible, bien campé sur tes jambes. De quoi as-tu peur ? As-tu perdu la foi ?

– La violence n’est pas tout.

– Tiens, tiens, un objecteur de conscience. Pourtant, il n’y a pas longtemps, tu disais que tu étais prêt à mourir pour la Cause.

– À mourir oui, pas à tuer.

– Quoi ? Répète un peu, je n’ai pas saisi. D’où sors-tu, toi ? Mourir oui, tuer non. Qu’est-ce que c’est que cette formule ? Comme ça tu te jettes du haut d’une falaise, ou sous les roues d’un camion en criant : « Vive le FIS », et tu crois te sacrifier pour le mouvement. Nous n’avons pas besoin de ton cadavre, Nafa Walid, nous avons besoin de tes coups. Être prêt à mourir, dans le glossaire du djihad, c’est aller jusqu’au bout de soi-même, se battre jusqu’à la dernière cartouche, le plus longtemps possible pour infliger à l’ennemi un maximum de revers. C’est seulement de cette façon qu’on a le droit de mourir. La violence est un passage obligé. On n’assagit pas les taghout avec des bulles d’air. Je te rappelle que nous perdons des frères tous les jours, que d’autres, au moment où je te parle, sont en train de hurler sous la torture, et d’autres agonisent dans les camps d’internement, d’autres encore ne demandent qu’un bout de canif pour croiser le fer avec les renégats.

– Ça suffit, dit calmement l’imam Younes. Nafa a raison : la violence n’est pas tout. Autant nous avons besoin de moudjahidin, autant nous avons besoin d’auxiliaires. La guerre exige de mettre, derrière chaque combattant, dix personnes au moins pour le soutenir.

Sans quitter des yeux Nafa, Ibrahim El-Khalil recula d’un pas, le teint grisâtre, les coins de la bouche écumant d’une salive épaisse, la respiration bourdonnante. Il pivota sur lui-même et marcha furieusement sur la porte. Là, il souleva la tenture, puis il se retourna vers le taxieur :

– Un jour, j’ai eu une rage de dent. Je crois qu’il n’y a rien de plus terrible qu’une rage de dent. Tandis que je me tordais de douleur, à deux doigts de me défenestrer, j’ai eu cette réflexion : Pourquoi Dieu nous inflige-t-il une souffrance aussi atroce pour une misérable molaire infectée ? Quel signe fallait-il y voir, quelle prophétie ? Une vulgaire carie, et l’homme, cet ouvrage magnifique, presque parfait, s’écroule avec moins de retenue qu’un animal. N’est-ce pas curieux ?… Alors pourquoi, Nafa Walid ? Si tu es en mesure de répondre à ça, je renoncerai volontiers à la violence.

Il laissa retomber la tenture derrière lui.

Un silence s’ensuivit, gênant. Omar Ziri se réfugia dans la contemplation de son ventre. Abou Mariem dodelina de la tête, déconfit. L’imam Younes reprit son chapelet et s’enfonça dans l’angle du mur, tirant sur lui un large pan de la pénombre.

Hassan l’Afghan, qui n’avait rien dit depuis le début et qui n’avait pas l’habitude de parler, posa son regard impénétrable sur Nafa. Obstinément en retrait, n’intervenant jamais dans les débats, son visage de cire, tel un masque mortuaire, ne laissait rien transpirer de ses pensées. Lorsque le ton montait au fur et à mesure que surgissaient les divergences, il se contentait d’écouter les uns et les autres, comme s’il n’était pas concerné. Sa raideur et son mutisme ajoutaient à son infirmité une touche déconcertante qui rendait sa présence aussi encombrante que celle d’un intrus. Aussi désarçonna-t-il complètement le taxieur en lui demandant d’une voix sépulcrale :

– Pouvons-nous compter sur toi, en dehors des recettes ?

Et Nafa, sans tergiverser :

– Bien sûr.

 

Nafa ne tarda pas à être sollicité.

D’abord, on le chargea de missions « anodines ». Il conduisait des transitaires d’un quartier à un autre, récupérait des « hôtes » à la gare, ou bien à l’aéroport, transportait, sporadiquement, des documents divers : communiqués incitant les jeunes à refuser de satisfaire aux obligations du service national et les commerçants aux redevances fiscales ; tracts proscrivant les pratiques hérétiques ; bulletins relatant les opérations militaires des moudjahidin, etc. Au cours de ces sorties, on lui adjoignait Zawech dont les maladresses et les intonations comiques distrayaient les postes de contrôle routier. Petit à petit, grâce à la compagnie désopilante de son « chef de bord », Nafa surmonta le malaise que suscitait en lui la vue des barrages. Il apprit à garder son sang-froid et à dresser mentalement le dispositif sécuritaire déployé sur les principaux axes de la ville pour exploiter ses défaillances.

Ensuite, entre deux « transitaires », on l’envoya procéder au ramassage des fonds collectés. Souvent, il était obligé de se rendre dans des bourgades perdues, à des heures de couvre-feu. Un tôlier intégriste aménagea, au fond du coffre de son taxi, une trappe sous laquelle il cachait colis, serviettes, boîtiers, des sacs en toile sévèrement ficelés contenant des objets métalliques – probablement des armes de guerre démontées. Cela ne le contrariait pas. La confiance qu’on plaçait en lui et la déférence avec laquelle on le traitait l’en empêchaient. D’un autre côté, il commençait à prendre goût aux frissons exquis de la clandestinité, aux risques, à la peur qui le tenait en haleine tandis qu’il flirtait avec le péril, et au soulagement quasiment extatique qui, comme une bouffée d’opium, le submergeait de sensations fortes à l’issue de chaque mission.

Pour la première fois de sa vie, il se découvrait, prenait conscience de son envergure, de son importance, de son utilité en tant que personne, en tant qu’être.

Il existait enfin.

Il comptait.

Il était fier, convaincu qu’il contribuait à quelque ouvrage grandiose, juste et indispensable. Cette impression devint certitude le jour où, revenant de l’aéroport où il avait déposé des clients ordinaires, il fut brutalisé par des gendarmes. Meurtri dans sa chair et dans son amour-propre, il envisagea sérieusement de demander une arme. Après réflexion, il jugea sage de ne pas s’engager sur un coup de tête dans la voie du non-retour. Non que cela lui répugnât, mais il ne se sentait pas encore prêt.

La rigidité d’un cadavre l’affectait moins qu’avant. Il en avait vu sur les routes, certains mutilés, d’autres – ceux des moudjahidin – criblés de balles et exposés au regard des passants ; cependant, il continuait de redouter les conséquences d’un geste auquel il ne tenait pas vraiment, mais qu’il n’excluait pas en cas de force majeure.

La frayeur d’antan, née dans la forêt de Baïnem une nuit d’orage et de délire, ne le persécutait plus. Il avait assisté à deux exécutions sommaires, en plein boulevard, sans céder à la panique. La Casbah se réveillait régulièrement pataugeant dans le sang d’un renégat. Parfois, des têtes humaines étaient alignées en rang d’oignons sur une balustrade, ou dans un square, et les gamins, au début choqués, commençaient à s’en approcher pour les regarder de plus près, leur curiosité transcendant progressivement leur épouvante.

Nafa n’était pas un gamin.

Il était moussebel[3], un membre actif de l’effort de guerre, certes dans les coulisses, encore au stade de la figuration, mais déterminé à donner le meilleur de lui-même pour soustraire le pays à la dictature des uns et à la boulimie des autres afin que nul ne soit bafoué par des gendarmes zélés et que la dignité des hommes leur soit définitivement restituée.

Un jour, Abou Mariem lui fit part d’un projet « délicat ». Son groupe projetait d’attaquer une entreprise étatique, sise dans une banlieue négligée par les forces de sécurité.

– La paie des ouvriers y sera livrée mercredi, expliqua Abou Mariem. Le trésorier est des nôtres. Il nous a fourni toutes les informations nécessaires, et notre plan est arrêté dans ses moindres détails. Pas un coup de feu ne sera tiré. Nous avons juste besoin d’un excellent chauffeur. Tu es un as du volant, en plus tu connais tous les raccourcis.

Nafa accepta à condition de ne pas s’encombrer d’une arme à feu. Le hold-up se déroula comme prévu. Sans heurts. La recette balancée dans le coffre d’un véhicule volé, Nafa quitta la banlieue avant que l’alerte ne soit donnée. Ce fut un grand jour pour lui, si excitant qu’il se proposa de lui-même pour participer à deux autres agressions similaires avant d’être pourchassé par une voiture de patrouille qui rôdait dans les parages.

– Dirige-toi sur le terrain vague, avait ordonné Abou Mariem en ôtant sa cagoule. Il faut s’en débarrasser avant l’arrivée du renfort.

Nafa traversa en trombe le quartier, emprunta une route caillouteuse au milieu des vergers et déboucha sur une décharge publique.

– Range-toi là, stop, stop !

Nafa obéit avec une dextérité telle que la voiture de police manqua de le percuter. Le chauffeur eut juste le temps de redresser le volant. Abou Mariem était déjà sur la chaussée. Son fusil-mitrailleur arrosa la patrouille à bout portant. Les trois policiers tressautèrent sous les impacts, pareils à des pantins. Leur sang se mêla aux débris de verres. Le véhicule poursuivit sa dérive, le klaxon tonitruant, et piqua du nez dans le fossé. Abou Mariem et Hamza Youb, le peintre en bâtiment, se dépêchèrent d’achever les blessés, les délestèrent de leurs armes, de leur poste de radio et revinrent en courant.

– Démarre, démarre…

Nafa fit marche arrière, rebroussa chemin jusqu’aux vergers, bifurqua par une allée bordée d’oliviers et regagna à vive allure la rocade pour se perdre dans la circulation.

Cette nuit-là, en s‘allongeant sur son lit, Nafa eut peur qu’un cauchemar le trahisse. Pourtant, il s’assoupit comme un charpentier après une rude journée de labeur. D’un sommeil de juste.

 

Omar Ziri consulta sa montre. Il la consultait toutes les minutes. Mal à l’aise dans son manteau de velours, il n’arrêtait pas de tourner la tête à droite et à gauche. Le verger était désert, chichement éclairé par un fin croissant de lune. Une traînée de nuages s’étiolait parmi les étoiles. Il était 21 heures passé et il commençait à geler. Au loin, sur la route, les phares des voitures traçaient des pointillés phosphorescents sur l’écran noir de la nuit. La campagne se laissait peu à peu dissoudre dans les ténèbres que le jappement des chiens traversait comme des esprits.

Dans la voiture dissimulée sous un oranger, Nafa Walid tambourinait sur le volant. À côté de lui, Zawech fixait la carrure sombre d’une ferme au bout de l’allée. Pas une lumière aux fenêtres. Le silence vibrait de stridulations, accentuant leur nervosité. Sur la banquette arrière, Omar Ziri transpirait. Il n’avait pas l’habitude de sortir de sa tanière, préférant charger les autres des différentes missions qu’on lui assignait. Cette fois-ci, l’émir Jaafar avait été catégorique. Il s’agissait de grosses sommes d’argent, et il n’était pas question de désigner n’importe qui pour les récupérer.

Une camionnette émergea au fond des champs, les feux éteints, cahota sur les ornières, gravit un talus et rejoignit la piste qui desservait la ferme. Nafa alluma à deux reprises son plafonnier. Derrière, Omar s’agita lourdement pour extirper un pistolet coincé sous sa ceinture.

La camionnette orienta son museau grâce aux deux signaux et s’approcha au ralenti. Un homme en descendit, un grand sac sur les bras, et monta à côté d’Omar.

– J’ai crevé, dit-il pour s’excuser du retard.

Il défit le sac, en retira un paquet volumineux.

– Voici les deux cents millions, ma modeste contribution. C’est un honneur, pour moi, de servir la Cause.

L’homme, un industriel prospère de la région, était apprécié pour sa générosité et pour l’appui inconditionnel qu’il témoignait au mouvement islamique armé. Nafa l’avait déjà rencontré lors d’un ramassage de fonds, mais c’était la première fois qu’il entendait un chiffre aussi faramineux. Il le dévisagea dans le rétroviseur, ne vit qu’une figure fripée au regard impersonnel.

Omar soupesa le paquet avant de le déposer sur le plancher.

– Je les ai comptés, le rassura l’industriel.

– L’émir m’a parlé d’un problème que tu as avec des concurrents. Il m’a chargé de le résoudre.

– Justement, s’enthousiasma l’industriel en sortant un second paquet de son sac. Il y a, là-dedans, deux cents autres millions. Pour me débarrasser d’un rival. Non seulement il me gêne commercialement, en plus il est hostile à la cause que nous défendons.

– Tu veux qu’on l’exécute ?

– Pas spécialement. Je veux surtout que l’on mette le feu à ses deux usines. De cette façon, je pourrai doubler ma production et garantir un soutien substantiel au djihad. Voici le plan des deux sites, avec leurs adresses. Le gardiennage est insignifiant, et le cantonnement militaire le plus proche se trouve à des kilomètres. Je vous propose de les incendier toutes les deux la même nuit. Le plus tôt sera le mieux.

– Pour deux cents briques, je ficherais Alger en l’air, moi, s’écria Zawech.

– Ferme-la, lui cria Omar.

Zawech cogna violemment sur le tableau de bord et rentra le cou pour bouder. Sa réaction déplut aussitôt à l’industriel. Il considéra, tour à tour, ses interlocuteurs, demanda la permission de se retirer et regagna sa camionnette.

– Qu’est-ce qui t’a pris de taper de cette façon sur la voiture ? hurla Omar.

Zawech se retourna d’un bloc, les yeux exorbités, les narines dilatées.

– Ouais, je tape dessus, et après ?

– Je t’interdis de me parler sur ce ton,

– Je vais me gêner.

Omar n’en revenait pas. Se faire narguer par un simplet, lui qui inspirait autant d’effroi que de respect aux voyous les plus décriés de la Casbah. Il bondit sur le siège devant lui, attrapa Zawech par le col de sa veste et le secoua. Zawech le repoussa d’une main ferme, inflexible.

– Ne me touche pas.

– C’est une plaisanterie ?

– Ai-je l’air de m’amuser ?

Nafa s’abstint d’intervenir. Depuis le temps qu’Omar se prenait pour une terreur, il n’était pas malheureux de le voir chahuté par le dernier des derniers.

– Arrête tes pitreries, Zawech, menaça Omar.

– Je les arrêterai quand vous apprendrez à m’appeler par mon vrai nom. J’ai passé ma vie à supporter vos imbécillités. Pour une fois que je hausse le ton, vous vous indignez. Sacrilège ! un volatile qui parle. Je ne suis pas un oiseau.

– C’est pas vrai, je divague…

– Moi pas. Je dis : « Assez ! »… « Ça suffit ! » Le spectacle est terminé.

Le visage de Zawech était agité de grimaces inquiétantes. Ses mains déchiquetaient les housses, cognaient dessus, brandissaient leur fureur. Tout son être se soulevait avec sa poitrine. Son souffle inondait la cabine, nauséabond. On aurait dit qu’il attendait depuis toujours le moment de vomir les milliers de peines qui avaient nourri sa vie.

Il descendit de la voiture, claqua la portière, fit quelques pas et revint fusiller d’un doigt accusateur un Omar Ziri littéralement abasourdi :

– Le peuple aussi, on l’a fait tourner en bourrique. Depuis 62, on s’est payé sa tronche. Aujourd’hui, il dit : « Ça suffit. » Comme moi. Il a juré de rendre coup pour coup. Comme moi. Je prends autant de risques que vous, hé ! J’exige qu’on ne l’oublie pas. Je ne suis pas un chat que l’on écrase sur la chaussée. Et je n’ai qu’une vie. Est-ce que tu me comprends, Omar Ziri ?... Je suis un rigolo, pas un demeuré. Je sais ce qui se passe autour de moi. Les méchancetés me font mal, même lorsque je feins de les ignorer. Seulement voilà, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. À la longue, ça devient chiant. À partir d’aujourd’hui, la rigolade, c’est fini. Je range mon nez de clown, lève mon chapiteau. Je mets une croix sur mon sobriquet et réclame un nom de guerre.

Il s’éloigna vers la ferme, revint encore sur ses pas hurler à la face de Omar.

– Je vous prouverai bientôt de quoi je suis capable, frère Ziri.

Et il disparut au milieu des arbres.

– Eh ben ! déglutit Omar en s’épongeant sur son avant-bras.

 

Zawech fut abattu la veille d’une fête nationale alors qu’il tentait de s’introduire, de sa propre initiative, dans un cantonnement militaire. À la Casbah, l’indignation succéda à la consternation. « Il ne faisait pas de mal à une mouche, dira l’imam Younes la gorge ravagée de trémolos. Un pauvre simple d’esprit, une âme innocente foudroyée sans raison par un taghout zélé, stupide et inconscient… » Et Zawech, qui, de son vivant, incarnait la déchéance humaine, fut élevé au rang des martyrs et eut droit à des funérailles grandioses. Ils furent des centaines à l’accompagner à sa dernière demeure, les notables de Bab El-Oued et de la Casbah ouvrant la marche, la nuque ployée pour cacher une larme mutine. Pendant des jours, on ne parla que de ce « meurtre gratuit, lâche, inqualifiable », qui déshonorait une nation pour laquelle le simple d’esprit était plus proche du Seigneur que le plus brave des mortels.

Ce jour-là, Ibrahim EI-Khalil se retrouva flanqué de pas moins de trente nouvelles recrues, lui qui en espérait une dizaine pour reconquérir les égards de ses commanditaires.

De son côté, Abou Mariem profita de l’affliction générale pour en finir avec Sid Ali le poète que les imams n’avaient de cesse de diaboliser et dont l’émir en personne exigeait la tête. On l’attaqua chez lui, très tôt le matin. Le poète attendait ses bourreaux. Mis au courant de leurs desseins, il avait refusé de s’enfuir. Il avait juste envoyé sa compagne quelque part pour affronter seul son destin.

Avant de mourir, Sid Ali avait demandé à être immolé par le feu.

– Pourquoi ? s’était enquis Abou Mariem.

– Pour mettre un peu de lumière dans votre nuit.